Le clan. Il l’a toujours connu. Il y est né, même. Là, sur le sol ce 16 avril. Il pousse ses premiers cris stridents sur la terre qu’il habitera toujours, fait chier un nombre incalculable de gens avec ses conneries d’enfant de deux ans. Putain qu’est-ce qu’il est chiant. Plus turbulent on ne fait pas. Mais vraiment. C’est le genre de gamin qui court partout, qui se roule dans la boue, dans les feuilles, puis qui vient se frotter aux autres pour se sécher. Il fait des blagues, aussi, qu’il trouve drôles et que les autres détestent parce qu’elles sont trop souvent de mauvais goût (parce qu’il a un côté mesquin). Il met la maison sans dessus-dessous, essaye par tous les moyens de sortir hors de territoire sans rien dire à personne mais se fait toujours choper par son père ou un autre. Et les raclées qu’il se prend. Mais ça l’arrête pas. Il a cette âme avide de découvertes, de rébellion, à toujours chercher plus de sensations. Et en même temps, il est doux comme un agneau. Peut-être parce que sa mère fait tout pour l’adoucir, lui, la terreur qu’il est. Parce qu’au fond, elle a peur que son père déteigne sur lui, que sa violence l’atteigne, qu’elle le tâche, qu’elle le noircisse un peu trop. Alors elle fait tout pour l’estomper, cette tâche, pour la rendre un peu noire et un peu plus grise, tout en sachant qu’elle ne sera jamais éternellement blanche, parce qu’Ezra c’est plus la recherche de l’interdit, du défendu, du profané que de l’innocence et de la pureté.

Encore une fois. La fois de trop, sûrement. En tout cas pour les autres. Ezra s’est barré. Il a essayé. Pour voir comment c’est, un peu loin, pour voir si les feuilles sont les mêmes, si l’air a la même odeur, qu’il disait, le sourire au coin des lèvres, fier de prendre le monde pour un con. Il aurait voulu réussir, il aurait voulu outrepasser les limites, les franchir, les braver, se sentir grand, se sentir fort du haut de ses quinze ans à peine. Mais ‘y a eu cette main glacée, cette poigne acérée, qu’a emprisonné son poignet et qui l’a serré, serré jusqu’à ce que le sang arrête de circuler, jusqu’à ce que la peau se marque brièvement des traces de doigts violettes. Et il a soufflé, même pas désolé, même pas effrayé. Mais quand d’ordinaire son père se fait raisonner par sa mère, quand d’habitude il échappe aux trop lourdes punitions, subissant juste de bruyantes remontrances, cette fois-là il voit l’éclat terrifiant dans les yeux de son père et se sent mourir devant ses crocs quand on le plante devant lui. Il l’entend grogner, menaçant, il sent son souffle trop près de lui. Il ne l’avait encore jamais vu en colère. Pas à ce point. Et pourtant il lui en avait fait des belles. Mais Ezra, tremblant, ne se démonte pas. Et il arrive encore à sourire, arrogant, sa seule façon de se défendre. Petit con. C’est le seul mot qu’il parvient à entendre avant qu’un poing ne le frappe si fort au niveau de la tempe droite qu’il s’écroule au sol, perdu dans le noir.

Il ronchonne, agenouillé parterre, le nez dans les plantes. Et Taiga, à côté de lui, rit un peu trop fort à son goût, ne lui laissant même pas la peine de deviner qu’il se fout de sa gueule ouvertement. Il tire la langue, Ezra, mature seulement durant les grandes occasions, et se remet à blâmer la Terre entière en arrachant un brin d’herbe. Il soupire. Il a toujours été un garçon serviable, du genre à aimer se sentir utile, à seulement se satisfaire des sourires qu’il peut provoquer avec un simple geste, et peut-être que c’est ce qui lui a valu cette place chez les omégas, ce côté altruiste de sa personnalité, mais de là à se retrouver au rang d’esclave… Il aurait aimé être un peu plus qu’un oméga, être un peu plus haut sur l’échelle, mais, quelque part, son aversion pour les responsabilités lui crie que c’est sûrement ce qu’il y a de mieux pour lui. Mouais. Si les autres pouvaient éviter de le prendre pour un petit fragile, au passage, ça lui ferait plaisir. Il n’a jamais été violent, Ezra, ou pas vraiment, juste dans des excès de colère, ou n’a jamais ressenti le besoin ou l’envie de prouver sa supériorité, sa dominance, parce qu’au fond il reste un espèce de gamin irrémédiablement attiré par tout ce qui lui est interdit très peu préoccupé par tout ce qui l’entoure, mais, parfois, sentir les yeux moqueurs des plus haut gradés l’irrite au plus haut point. Qu’ils lui pissent dessus, aussi, pendant qu’ils y sont ces cons. Mais il hausse les épaules. De toute façon, il est doué pour ignorer les autres, faire abstraction de leur présence envahissante. Il a toujours fonctionné comme ça. Il est farouche mais pas sanguinaire.

Il fait la moue dans son coin, boudeur, enfantin. Il a l’air très loin de ses dix-neuf ans, comme ça, plus proche des dix ans de moins, en fin de compte. Il remue un peu, grogne, souffle. C’est toujours pareil chaque fois qu’il est perturbé. D’autant plus quand il s’agit de cette personne. Sérieusement. Qu’est-ce qui ne va pas avec lui ? Est-ce qu’il a déshonoré Dieu en rêve ? Est-ce qu’avoir craché dans le verre de Taiga, la dernière fois, lui a valu une punition divine ? Nan. Nan. Si c’était ça, franchement, il a un karma pourri. Il soupire encore en écrasant à moitié ses joues contre ses poings serrés alors que son regard s’accroche désespérément à la silhouette filiforme de cette toujours même personne un peu trop importante pour lui depuis quelques temps. Il le détaille longuement, boudeur mais fasciné, ronchon mais tendre, presque niais dans ses pupilles noires et stellaires. Il se demande ce qu’il a fait pour que ça lui tombe dessus. Et puis, la seconde d’après, il se demande ce qu’il renferme, ce qu’il cache, si les sentiments affolants qu’il ressent quand il est près de lui, et pas seulement dans son lit, foncent droit dans un mur ou s’ils ont l’ébauche d’une chance d’être ne serait-ce qu’un peu partagés. Et puis il s’amuse de le voir si différent au contact des autres plutôt qu’au sien. Et il se dit que, peut-être, il est une exception. Mais il secoue vite la tête. Il n’est une exception pour personne. Alors il soupire à nouveau, fébrile, et appelle Taiga à l’aide parce que Taiga est le seul qui sache comprendre ce que lui-même ne veut pas assimiler. Et ce depuis des mois.